Mon fils Vlad distribuant les autocollants d’une organisation à laquelle je n’appartiens pas, mais dont je me sens néanmoins proche (2014) ©Philippe Lemaire

« J’ai le sentiment que les différences de classe sociale
ne sont pas justifiées et qu’elles ne reposent
en fin de compte que sur la violence »

VICTOR HUGO

Quand on se rencontre la première fois, la question est le plus souvent : « Tu fais quoi dans la vie ? » En répondant, tu sais que tu subiras à coup sûr le jugement de l’autre ; telle activité socialement valorisée ou au contraire dévalorisée, laissant supposer que tu possèdes, ou au contraire, que tu manques, de telle ou telle autre qualité.

Il paraitrait, en revanche, totalement indécent de demander à l’autre, de but en blanc, s’iel est héritier et s’iel a jamais été contraint de travailler pour payer son loyer. En effet, plutôt que de te flatter à propos des « qualités personnelles » qui t’ont permises d’arriver là où tu es, et de me parler du haut d’un statut social que tu estimes supérieur au mien, j’aimerais que tu commences par me dire dans quelle classe tu es né, et ce que tu y as reçu en héritage.

Car Bourdieu, et la sociologie, m’ont appris que c’est ta naissance qui a prédéterminé la place que tu occupes aujourd’hui. En effet, sous tendant la hiérarchie sociale, la fable méritocratique repose sur le mythe incarné par quelques parvenus – pour des générations entières de laissés-pour-compte -, alors même que chacun ne fait essentiellement que ce qu’il peut, le plus souvent du mieux qu’il le peut, partant de ce qu’il a reçu au tirage au sort de la vie. C’est le sujet du papillon à toi de jouer.

Si tu te permets de me mépriser, alors que tu n’as fait que te reposer sur les lauriers de ta généalogie, tu me permettras de te renvoyer cordialement ton mépris : je milite pour la symétrie des relations. Pour autant, savoir quel a été ton point de départ me permettrait de mesurer et d’apprécier ta trajectoire : le chemin parcouru a nettement plus de sens que le seul point d’arrivée.

Ce billet m’a été inspiré par une invitation à un colloque universitaire pour parler de Plein le dos, lors duquel certains garants de l’Institution bourgeoise se sont émus qu’une « graphiste » soit invitée à parler dans leur cercle, s’en prenant à ma subjectivité, affirmant que « la science doit être objective ». S’agissant d’universitaires du domaine de la littérature, si sur le coup je n’ai pas su quoi dire, une autre fois je répondrai qu’un intellectuel choisit ses sujets de pensée en fonction de sa classe sociale d’origine, et donc aussi de sa subjectivité. Pour revenir à mon sujet, une fois répondu à la question du travail par la demande de l’origine et donc, de la trajectoire, il s’agit de savoir si l’autre s’en tient à pérenniser l’héritage reçu en s’appuyant sur l’idée de supériorité de sa race/classe, ou bien s’il a bifurqué. C’est là que ça devient intéressant.

Tout comme celles et ceux du lumpenprolétariat, celles et ceux originaires des classes populaires aspirent à parvenir, quitte à devenir des capitalistes sans foi ni loi, plutôt que de lutter contre l’accumulation des richesses par quelques-uns, tant ils se sentent élus d’en être, et donc supérieurs aux autres. Il y a aussi le cas des parvenus qui estiment mériter leur place parce qu’ils s’en sont donnés les moyens, et auxquels je me permets de rappeler que chacun n’a pas les mêmes moyens à se donner, et qu’il n’est pas seulement question de force de travail et de volonté.

Inversement, il y a des personnes nées du côté des privilégiés qui refusent de perpétuer la domination bourgeoise, et qui luttent à nos côtés. J’en ai rencontré quelques-un.es sur le terrain des luttes : ces personnes sont d’excellents camarades. Parce que leur positionnement vis-à-vis de ma classe et de la leur est plus fin que le jugement de ceux qui taxent les autres de « bourgeois », ou de « gens qui ne sont rien », en s’en tenant à leurs préjugés à l’origine de ces étiquettes, qui ne nous aident pas à bien penser.