On répète à loisir la phrase de Sartre tirée de Huis clos : « L’enfer c’est les autres », ou la célèbre citation de Hobbes « L’homme est un loup pour l’homme. » L’abbé Pierre disait de son côté, je l’ai lu il y a peu sur une affiche dans le métro, « L’enfer c’est soi-même coupé des autres ». Pour ne pas se couper des autres, il ne faut pas avoir honte de soi ; c’est pour cette raison que je me suis appliquée à parler d’estime de soi dans le billet estime-toi mieux que ça.
La joie, c’est aussi les autres. L’humain peut être un loup autant qu’il peut être un agneau pour l’autre humain, façon de parler, avec tout le respect que j’ai pour les loups, les agneaux et le vivant en général. Par ailleurs, ne me trouvant pas à une contradiction près, malgré ma conscience, je ne suis pas vegan : chacun bricole comme il peut. Dire que je me nourris des autres ne signifie pas non plus que je les mange ! Les autres m’apportent de la nourriture spirituelle, et sans eux, je serai bien en peine. Avoir des moments de solitude est un bienfait qui permet de (se) penser, mais n’être continuellement qu’en conversation avec soi-même, c’est l’enfer.
Ça dépend bien-sûr de quel autre on parle, parce qu’il en est certains qui n’ont rien d’aimable, quand ils ne sont pas carrément toxiques. Être ouvert aux autres permet cependant de rencontrer ceux qui le sont – aimables -, et qui se trouvent être plus nombreux qu’on peut le croire. Ces personnes sont attentives au monde qui les entoure, regardent autour d’elles en y cherchant la beauté. Une rencontre sur un quai de métro, dans la rue, même brève, est l’occasion d’apprendre une chose nouvelle et de partager une chose que tu sais. Ce qui est, en somme, la base de l’éducation populaire.
Comme un morceau de musique, un film, une toile, chaque livre est une personne, un autre qui te parle. Tu peux aimer son être-là, mais rien ne te contraint à perdre du temps avec quelqu’un dont tu n’apprécies ni le ton ni les sujets, de la même façon qu’il serait stupide de t’infliger la compagnie d’une personne continuellement mal lunée. Il y a autant de livres à lire que de belles personnes à rencontrer. C’est parce que j’ai longtemps trimballé mon être-là tourmenté, et pour exposer le pourquoi du comment je suis parvenue à m’apaiser, que je m’applique à écrire y’a plus qu’à, pas à pas.
Dernièrement, j’ai beaucoup aimé rencontrer Fatou Diome et découvrir l’animisme à travers elle [1]. Depuis peu, je suis heureuse de retrouver Marcel en fin de journée, de l’écouter me raconter sa recherche du temps perdu. Aussi, je suis attentive à Ervé, grand enfant qui a grandi sans amour dans les foyers de l’aide sociale, qui (me) confie les tourments de sa vie au ras du sol [2]. Je me réjouis de lire bientôt les lettres de Kamel Daoudi, assigné à résidence depuis 2008, pour un crime qu’il n’a pas commis [3], lecture qui me permettra de glaner d’autres connaissances pour dénoncer le système judiciaire, dont la « justice » est au service du seul bloc bourgeois [4].
C’est tout ce que j’apprends en lisant et en parlant dans la rue avec toi, que j’ai à partager. Pour tenir, le capitalisme a besoin que nous soyons individualistes, que chacun ne pense qu’à lui-même et à ses intérêts privés. La loi du plus fort produit des individus égoïstes, nous enferme dans des entre-soi, provoque des replis identitaires et communautaires, dont je comprends le côté rassurant. Pour autant, contre le fascisme qui vient, il faut, entre nous, des ponts plutôt que des murs, et que chacun se garde de devenir un fasciste qui s’ignore.
Plus que tout, il y a besoin de liens intercommunautés de travail, d’origine, de religion, de génération, de pensée. Parce que nous parler est la meilleure façon de déconstruire les préjugés, lesquels se nourrissent de l’ignorance, sont la cause du racisme, du sexisme, de toutes les phobies concernant ce qui semble différent de soi. C’est pour le dire que j’écris ces billets et que je les colle dans les rues de mon quartier…
[1] Fatou Diome, Les Veilleurs de Sangomar, éditions Albin Michel.
[2] Ervé, Ecritures carnassières, Maurice Nadeau-Lettres Nouvelles.
[3] Kamel Daoudi, Je suis libre, dans le périmètre qu’on m’assigne, Editions Le bout de la ville.
[4] L’envolée, pour en finir avec toutes prisons [2 € en librairie] rapporte des témoignages de personnes incarcérées et de leurs proches / Gratuit pour les prisonniers.