Ma mère et moi. Archive personnelle.

L’homme est fou. Il adore un Dieu invisible et détruit une nature visible, inconscient que la Nature qu’il détruit est le Dieu qu’il vénère

Hubert Reeves

Tu es partie le 23 décembre 2002 à l’âge de 48 ans, un mois avant la naissance de l’enfant que je portais et qui vient d’avoir 22 ans. Au moins tu as eu connaissance de son arrivée et moi je conserve le souvenir immortel de ta joie à l’annonce de la nouvelle : « Je suis contente, je suis contente, oh, je suis contente, je suis contente », répété en boucle pendant au moins quinze minutes. Tu n’as connu aucun de tes petits-enfants. Comme moi, mes sœurs sont devenues mères sans ta présence pour nous conseiller quand nous nous trouvions en difficulté.

Cet événement a guidé mes choix de vie, en premier celui de devenir mère quand ta maladie s’était déclarée. Si j’ai longtemps pensé que je l’avais fait pour te donner une bonne raison de te battre, je me demande désormais s’il ne s’agissait pas plutôt pour moi de faire la nique à la mort en donnant la vie, ou bien de me donner une raison de m’y accrocher, moi qui t’avais dit, alors que le monde ne me semblait pas tourner rond, que si l’ado que j’étais « ne convenait pas », en tout cas, moi, je n’avais pas demandé à naître.

Parce que devenir mère m’a placée face à ma responsabilité tout en rendant encore plus prégnant le manque de sens de mon existence, j’ai étudié la philosophie avant de m’engager conséquemment sur le terrain des luttes. Ton départ m’a donné le goût de vivre sans attendre, de faire ce que je pouvais sans le remettre à plus tard, consciente que la vie est éphémère. « Philosopher, c’est apprendre à mourir » : je ne voulais pas risquer un jour de quitter la vie avec des regrets.

Le mois dernier, c’est mon amie Alexandra qui est partie d’une saloperie de longue maladie, elle qui avait aussi perdu sa maman avant de le devenir et dont les deux jeunes filles se trouvent à leur tour orphelines de mère. Je sais bien qu’il n’y a pas d’âge pour mourir et que partout, chaque jour, des enfants perdent des parents, et des parents des enfants…

Maman, j’ai vécu comme si j’allais mourir au même âge que toi, jusqu’à ce jour où j’atteins ton dernier âge. De fait, je me trouve au seuil de ma seconde vie, ayant fait ce qu’il fallait pour donner du sens, engagée, émancipée et accomplie, mère de deux jeunes hommes sensibles, indépendante et apaisée dans ce monde que je sais obscène, et pourtant heureuse comme je ne l’ai jamais été.

Je ne possède ni crédit en banque ni titre de propriété, ma richesse est une belle famille d’humanité et un amour grand comme je n’avais jamais osé en rêver. À partir de là tout est possible, la suite se fera ailleurs puisque plus grand-chose me retient à Paris. C’est toi qui a soufflé mes choix, c’est ta vie qui a inspiré la mienne. Tu m’as appris la tolérance, l’attention aux autres, les bienfaits de l’entraide, tu m’as transmis qu’il fallait se battre pour conserver la foi.

Je ne parle pas de ta religion, j’ai assez vite compris que je n’étais pas faite pour le dogmatisme et pour me soumettre au jugement d’un autre, alors que je suis la mieux placée pour me juger moi-même. Mes guides sont philosophes et soufis, je n’ai pas besoin d’intermédiaire. À l’instar de Spinoza, mon Dieu est la Nature et ce qui me lie aux autres se nomme Commune humanité. Merci de m’avoir montré le chemin et d’être restée tout ce temps près de moi.