Collage du street artist PolarBearStencilz, vu Paris 20e (2019) avec l’accord de l’artiste

« L’homme qui traverse la rivière
ne doit pas se moquer de celui qui se noie »

PROVERBE SÉNÉGALAIS

Ce billet est écrit à l’attention de personnes ayant développé la tendance à traiter de « moutons » d’autres moins éveillés qu’eux. Inutile de dire que ça n’est pas sympa pour les moutons mais enfin, ils ont bon dos et n’en diront rien. Cela se produit, par exemple, lorsque des images de consommateurs se ruant sur des pots de pâte à tartiner comme si leur vie en dépendait circulent sur les réseaux sociaux. Toi, tu sais bien que c’est mauvais pour ta santé et qu’en acheter, c’est participer au déboisement de la Malaisie, en assumant de décimer les populations d’orangs-outans qui eux non plus, n’avaient rien demandé.

Tout comme on a un rire nerveux quand quelqu’un se prend les pieds dans un tapis et manque de tomber, notre premier mouvement nous intime de nous moquer, tant ces gens semblent bêtes à manger du foin. Il est d’autant plus facile de se foutre de la gueule des autres, que les ignorants affirment toujours leur connerie avec conviction. Mais enfin, entends que quand tu réagis en miroir à la bêtise d’un autre, tu te montres aussi con que lui. Et dis-moi, as-tu toujours été malin, toi ? Parce que moi pas. Sois patient, je te ferai bientôt le plaisir de te raconter ça, tu auras de quoi rire de moi à loisir si c’est ton kiff dans la vie.

Revenons à nos moutons. Ayant pu disposer de mon temps comme je le voulais ces dernières années, et ayant ainsi pu m’émanciper sur divers sujets, je sais qu’être éveillé n’est pas seulement une question de curiosité. J’ai remarqué que nos collectifs informels sont majoritairement composés de camarades ayant plus de temps libre que d’autres : étudiants, travailleurs indépendants, intermittents, marginaux, retraités et chômeurs. Par ailleurs, il me semblerait déplacé de tirer gloire de « mes bonnes œuvres », parce que je n’ai pu les mener que grâce à ce mode de vie privilégié, je le raconte lorsque je suis invitée à en parler.

En effet, choisir de travailler moins pour vivre plus, et ainsi avoir plus de temps libéré relève d’un choix que tous ne sont pas libres de faire. Dans ce cas, ce qu’on gagne ne se mesure pas en argent, mais ça n’est pas le sujet. Et pour faire ce choix de vie, encore faut-il gagner assez pour subvenir à ses besoins. J’ajoute que je parlerai une autre fois de libre arbitre, et donc de liberté.  Il y a plusieurs mois, j’ai repris une activité salariée. Je ne m’en suis pas plainte pas, bien au contraire. À quarante-cinq ans, c’était la première fois que j’étais rémunérée pour exercer « mes talents », et que j’y trouvais du sens et de la cohérence : ça n’était pas du luxe.

Car exercer le métier de graphiste en mettant en forme des idées auxquelles on n’adhère pas, si ça paye le loyer, ça ne nourrit pas l’esprit, en plus de se placer en contradiction avec ses idéaux. C’est pourquoi, j’ai toujours pris plus de plaisir à mettre mon savoir-faire au service de causes communes, en tant que bénévole, plutôt qu’en réalisant des prestations graphiques pour des entreprises privées (ce dont je parle dans le billet je suis), et cela, quoique j’aime le travail bien fait : travailler pour payer le loyer n’est pas équivalent au fait d’estimer son travail sensé.

Nous voici arrivé là où je voulais ; avec ce nouveau rythme de travail, je me suis trouvée face à ce que j’avais anticipé. Car, si je jouissais jusque-là d’un style de vie particulier qui me permettait d’avoir du temps pour lire, penser, rencontrer et discuter avec les habitants de mon quartier, si j’avais du temps pour agir et m’engager, ça n’était plus le cas. Dès lors, je n’ai pu que mieux comprendre combien il est difficile de trouver du temps de cerveau disponible pour penser le monde et le sens de son existence, quand on part tôt de chez soi le matin et qu’on rentre rincé par sa journée, le soir.

Pour revenir  à mon sujet, j’encourage celui qui me lit à faire preuve de compréhension à l’égard des personnes moins privilégiées et moins éveillées. À ne pas se moquer bêtement des autres qui en savent moins, mais plutôt à s’appliquer à partager ce qu’ils ont eu la chance d’apprendre. Et j’en reviens au même point : personne n’est condamné, encore faut-il s’adresser aux autres sans les prendre pour des cons. Et donc travailler à ne pas agir en miroir de l’autre. Je te laisse y penser.